Quand je suis arrivé tout jeune au SCUF, je me suis très vite trouvé familiarisé avec une personne à la stature imposante, pour moi du moins, et répondant au surnom de Kiki. Déjà impressionnable à l’époque, il ne me serait pas venu à l’idée d’éclaircir le mystère et tel Rouletabille d’aller rechercher le nom que cachait le surnom.
De Kiki, on connaissait la moustache qui, à ma connaissance ne l’a jamais quitté, la voix forte, héritée sans doute d’un père ténor et l’aura que lui conférait son statut de chirurgien. Très vite mais en coulisses, de bonnes âmes venaient vous glisser les jours à éviter si d’aventure, vous deviez passer entre ses doigts agiles. Kiki faisait dans le dur, autrement dit, selon la classification des chirurgiens, il s’occupait d’orthopédie. Du point de vue médical, il s’agissait de remettre d’aplomb le patient, du point de vue de l’entraîneur du SCUF, il fallait qu’il puisse jouer le dimanche suivant.
C’est précisément à l’occasion d’un incident de jeu que j’ai pu goûter la double satisfaction de connaître Sarcelles by night et de découvrir l’homme derrière le masque du Kiki. En effet, transporté nuitamment dans la clinique où tu exerçais tes talentueuses et non coupables activités, je me suis réveillé entouré d’infirmières questionneuses qui souhaitaient en savoir plus sur l’invité nocturne ne figurant sur aucun registre. Qui va vous opérer me demande-t-on ? Et moi benoitement de répondre Kiki, totalement persuadé de l’universalité de ce surnom mais un peu honteux de reconnaitre que, depuis deux ans, je fréquentais une personne innommable, au sens strict du terme. La description du chirurgien, moustache frétillante sous deux yeux vifs avait permis son identification : Alain Giriat.
Ces débuts, vite scellés du sceau de l’amitié après un weekend mémorable sur les terres de Saint Girons que tu commençais à fréquenter avec assiduité, appelèrent beaucoup d’autres moments de partage, au bord des terrains ou lors des autres circonstances que nous offrait une vie très communautaire. Au demeurant, à l’époque que j’ai vécu comme joueur c’est la famille Giriat au complet qui supportait au bord du terrain. Je n’ai jamais douté que ton penchant pour la démocratie éclairée lui ait fait comprendre où se trouvait la vérité.
Tu fus de tous les paris un peu fous, de toutes les aventures qui permettaient de réunir les Scufistes dont le Brennus fut un merveilleux mais trop éphémère exemple. Dans tous les cas, tu donnais de ton temps, de ton argent et plus que tout tu étais attaché à voir le SCUF grandir, tout comme ton frère Jean Charles était attaché à Gennevilliers.
J’ajoute que tu n’as jamais rechigné à remettre et mouiller le maillot pour rendre service. J’ai ce souvenir d’un match à Saint Pol sur Mer où tu étais venu autant pour supporter l’équipe fanion que pour un déjeuner entre amis sans être soumis à la diététique draconienne qui était infligée aux joueurs. A mi-temps, si je puis dire, d’un plateau de fruits de mer, tu es appelé en réserve pour pallier une défection de dernière minute. Si je précise que les dockers du nord n’étaient pas réputés pour leur tendresse, on peut apprécier ton sens du sacrifice.
Alain, j’ai peu joué au rugby à tes côtés, la faute à cette décennie qui nous sépare mais nous avons beaucoup partagé de tables depuis nos premiers repas gastronomiques jusqu’au dernier banquet célébré précisément au pays de Socrate et de Platon et pour la cause que tu chérissais entre toutes, l’amitié. Nous ne partagions pas forcément les mêmes idées mais tes idées étaient nobles. Nous ne partagions pas forcément les mêmes notions de comptabilité mais ton arithmétique était celle du cœur. Comment reprocher à un homme aussi actif que tu l’étais de ne pas se préoccuper du passif. Par précaution, on avait préféré te mettre à la tête de la commission médicale plutôt que trésorier général.
En résumé, tu étais généreux dans l’effort au rugby et généreux tout court dans la vie.
Aussi longtemps que tu l’as pu, tu es venu supporter ton club au bord du terrain puis tu n’es plus venu que pour les grandes occasions, toujours pour témoigner de ton attachement indéfectible au SCUF. C’est avec une grande tristesse que nous avons vu le mal progresser et nul ne peut souhaiter à quiconque la fin de vie que tu as connue.
Néanmoins, et malgré ce que je viens de dire, au moment de faire le bilan, reconnaissons que ta vie a été riche et belle. Tu as eu deux beaux enfants, Elise et Childeric, le choix du roi, dont tu peux être fier. Ils ont, eux-mêmes, apporté une joie supplémentaire avec quatre petits-enfants, dans un foyer où règne la figure tutélaire de Dany. Comment évoquer ta vie sans parler d’elle, la compagne des beaux puis celle des moins beaux jours, elle qui rend les choses plus simples et qui t’a, tout au long de votre vie commune, entourée de son amour et de son dévouement. A cet égard, les avis sont unanimes et le qualificatif d’admirable est le seul qui rende compte de ce que tu fus, Dany. Une belle vie, c’est d’abord et avant tout la rencontre de deux belles personnes et c’est pour cela que je pense pouvoir dire que ta vie fut belle, Alain.
Comme beaucoup d’autres tu as toujours préféré « le vin d’ici à l’eau de là » mais je me demande si, au fond de toi, tu n’envisageais pas la possibilité qu’après le banquet de la vie s’ouvre le banquet, laïc bien entendu, de l’éternité. Ta place est déjà réservée et tes amis t’attendent pour commander le premier mètre de Kir.
Repose en paix, Alain
(Discours de Pascal Wagner à la cérémonie d’adieu de Kiki, le 3 décembre)