Rose Cup 2012


15h, ce samedi à Paris. Stade Max Rousié(2). Le coup d’envoi est donné : Noirs et blancs contre Blancs et noirs s’élancent. A la conquête de l’ovale et de l’honneur devant deux cents personnes, massées dans les tribunes vieillottes. Quelques mètres plus loin, se dresse l’algeco qui accueillera la réception d’après-match. L’ambiance est bonne enfant. Une tireuse dressée au pied des marches et une table font office de bar de fortune.

La fortune, justement, est posée à même la planche : la Rose Cup, sublime coupe en argent, attend ses vainqueurs dans ce décor ingrat, entre périphérique et cités du 18èmes arrondissement. Le champ de bataille n’est pas plus romantique que le reste avec son herbe synthétique mais qu’importe…

C’est le genre de match que l’on voudrait tous jouer. Un match où se mêlent l’Histoire et les hommes. Un match qui raconte l’histoire des hommes et d’un jeu. Un match pendant lequel chaque passe, chaque offrande vers l’arrière ravivent la mémoire, les traditions et les valeurs que véhiculent ce cuir…qui n’en est plus un. Amour, partage, don de soi sont les mots de tous les protagonistes de ce moment unique, devenu presque intime. Chaque année, depuis 107 ans, le SCUF et le Stratford Rugby Club renouent avec le passé et donnent un sens à l’avenir. A tour de rôle, l’un reçoit l’autre. Les seules années où le match n’a pas lieu sont dues aux guerres, aux contraintes financières ou aux phases finales de l’un des deux clubs. Mais un principe simple renforce ces liens : les visiteurs sont hébergés dans les familles de leurs hôtes. Ce qui, en Albion, donne lieu à de perfides stratagèmes. « Les familles s’occupent bien de vous… pour ne pas vous laisser dormir et bien vous réveiller le lendemain !» confie le capitaine parisien, Thibaut Roueff. « Une fois, on arrive chez eux, on pose nos affaires en pensant que l’on va se coucher, et passer une bonne nuit… mais non ! Le père tape à la porte de la chambre et nous dit « venez ! on va au salon, on va discuter ». Il sort alors deux bouteilles et nous dit « on va voir quel est le premier qui  tombe la sienne? »…Et Ce match là on l’a gagné 15-14…».

Jean-Pierre Lebalch, « soigneur-papa-poule » des équipes séniors depuis plus de 20 ans, se rappelle lui « d’une rencontre en Angleterre prolongée d’une dizaine de minutes pour que l’on perde…d’où ma colère ! Mais cela reste des gens adorables ».

Au nom des pères. Ces jours de Rose Cup, on ne court pas, on ne plaque pas. En tout cas pas de la même façon. Ces jours-là, un petit supplément d’âme vous traverse. Comme si chaque geste était accompagné par un souffle ancestral et éternel. Un souffle qui rappelle que les fantômes de Reichel, capitaine historique, Jules Cadenat, avant et sélectionneur national ou encore Joe Anduran premier talonneur français dans le tournoi, tombé à la Guerre, sont là. A côté. En tenue. Prêts à recevoir la passe qu’ils ont initiée, il y a bien longtemps. Ces figures historiques. « On a une expression très forte pour ce match ou les gros de championnat dits « à-la-vie-à-la-mort », on se raconte que ces fameux personnages nous regardent là-haut. Et on les appelle les petits anges du SCUF car, on sait qu’ils veillent sur nous… ». Vincent Barbe, dont le visage illustre parfaitement le nom, portait le numéro 5 aujourd’hui

Parfois c’est le 4 ou le 8. Enfin, c’était….La Rose Cup 2012 était son dernier match. Comme pour deux autres joueurs emblématiques, Sylvain Lamy et Jérôme « Renat » Riboulet, désormais vice-président : de joueur à dirigeant, un passage de témoin si cher à l’association sportive parisienne.
Aussi surprenant que cela puisse paraître le colosse a été petit. Vincent est au club depuis les Poussins : « depuis mes 9 ans, je vais sur mes 33. J’ai eu des propositions, je n’ai jamais quitté le SCUF,  j’ai le « tampon sur les fesses » comme je dis souvent. ». Alors partir sur ce match, c’est vraiment spécial. «Lorsqu’un nouveau joueur arrive au SCUF, on lui explique qu’il faut vivre cet évènement qui existe depuis plus de cent ans et surtout aller là-bas. J’en ai fait une quinzaine. La 1ère fois où je vais en Angleterre en fait, on est parti 2 jours avant à Londres. Après le 1er soir, je me suis réveillé sans savoir ce qui s’était passé. J’avais sombré. En arrivant à Stratford, j’avais gagné un surnom, on m’appelait « Casper le fantôme ». Je me suis dit que tant que je pourrai encore marcher, j’irai là-bas. ». Les soirs de victoires, la fameuse coupe sert aussi de récipient, de flacon pour toutes sortes de breuvages, alors l’ivresse fait aussi partie de l’histoire de ces joutes annuelles.

La guerre de cent ans. Tout commence par hasard alors que le SCUF Rugby, créé 10 ans plus tôt par Charles Brennus vient d’accéder à la 1ère division. Sur le plan international, c’est l’entente cordiale : le Royaume-Uni et la France signe une série d’accords bilatéraux pour résoudre plusieurs différents coloniaux. Sur le pré, aussi. Pour fêter son anniversaire avec brio, les franciliens invitent un club anglais du Warwickshire : Stratford Upon Avon Rugby Football Club. L’union sacrée est scellée. Le capitaine british se nomme G.H Rose et la rencontre va s’inscrire dans le temps. D’ailleurs, Pascal Wagner, responsable du Scuf Omnisport depuis 18 ans, le rappelle : «la capacité à entretenir des relations sur plus d’un siècle c’est extrêmement important, certainement unique. D’autant plus que c’est un plaisir partagé des deux côtés. Il y a même eu des rencontres entre les sections natations ».

En 1957, en la mémoire de Rose père, son fils Sonny Rose, devenu président offre une coupe à l’évènement : la « G.H. Rose Mémorial Cup » est désormais confiée aux vainqueurs jusqu’au nouvel affrontement. Ce somptueux trophée d’argent devient surtout le symbole de l’immuable amitié franco-britannique qui existe entre ces rugbymen qui sont surtout des hommes. « Ce match va au-delà du rugby. J’ai 72 ans, mon premier séjour là-bas date de 1961. J’en ai conservé des amitiés. D’ailleurs j’y vais souvent en dehors des matchs de rugby, ce sont des amis, on est en famille… ». Jean Hospital est la mémoire du club et l’auteur du livre « L’autre Rugby – 1895, SCUF, 2005 ».

Membre depuis 1960, il a été joueur, capitaine, dirigeant et reconnait sa fierté d’être membre à vie de Stratford pour services rendus. Depuis longtemps, il entretient ces relations avec les cousins d’outre-manche. « Ne pas jouer Stratford serait une détresse…Là ils sont venus à 17, 18 joueurs avec difficulté car la crise en Grande-Bretagne est sévère, sévère…. ». Mais cette tradition est menacée. Le rugby n’est plus le seul loisir aujourd’hui. Il est un loisir parmi d’autres. Et fréquemment un jeune de l’école de rugby  répond à l’appel des sirènes de l’élite. « On voit bien les jeunes à 15 ans qui nous disent bon moi je vais faire joueur pro, les parents disent ‘ah il est bon’… il est bon alors il va dans un centre de formation il fait pas d’études après il est moins bon  et on le jette… ».

Pour Jean, il faut impérativement préserver l’essence de ce sport, «le respect de la tradition, le don de soit, que les joueurs deviennent ensuite dirigeants pour transmettre à leur tour. Il faut conserver l’amour des couleurs, la solidarité, la fraternité. Voilà c’est aussi simple que ça, et on devient des amis pour la vie. Moi, j’ai fait des grandes études et tout, mes meilleurs amis je les ai connus ici. Ils sont toujours mes copains ». Il émet néanmoins des regrets. « Aujourd’hui l’esprit du rugby se dévalue avec l’arrivée du professionnalisme. Les clubs changent de nom, oublient leurs couleurs d’origine. L’argent tue. Ici, on est un club à part mais comme je dis toujours, si on devenait un club comme les autres, on serait un club moins que les autres ».

Hier, c’était demain. Au début du 20ème siècle, le « petit Père Brennus » a voué sa vie au rugby,-mais pas seulement-, au sport et à ses pratiquants. Alors on se dit que, des tribunes là-haut, le personnage doit être fier. Fier d’avoir réussi son pari. Le Maître graveur qu’il était au civil, celui dont le bouclier doré est devenu le « graal » de l’ovalie depuis 1892, a réussi à ciseler une pensée et à la perpétuer. En fondant le SCUF en 1895, il inscrit sa doctrine dans les gènes de l’association ovale : « amateurisme parfait dont le nouveau club serait le pur représentant et, si besoin le défenseur ». Du plaisir, au nom de l’accomplissement personnel, de l’esprit d’une discipline. Mais pas d’argent. Sans savoir quelle portée auront ses mots, il inspire déjà ses successeurs. Un Ordre s’est créé. Un Ordre qui perpétue une certaine idée du jeu. Car des générations de joueurs vont suivre et défendre ces principes. A l’évidence, nos campagnes, nos villages et nos villes comptent d’autres gardiens du trésor ovale. Mais ce club-là abrite quelques-uns de ses templiers. Des protecteurs des valeurs du rugby. Hasard troublant ou simple coïncidence puisqu’il existe un parallèle avec les soldats religieux : en 1147, le pape octroie la croix pattée rouge aux Templiers, auparavant vêtu d’un manteau entièrement blanc. Cette croix est cousue sur l’épaule gauche de leur vêtement. Les maillots noirs et blancs du SCUF, eux, sont frappés du bouclier de Brennus au même endroit

Le SCUF est à l’orée de ces deux mondes. Et la Rose Cup, -comme le bouclier-, en sont les témoins. « Ce match face aux anglais, c’est l’esprit rugby, comme on peut le rencontrer ailleurs, mais c’est l’esprit rugby dans une époque où l’on a tendance à aller vers le tout compétition avec l’essor de notre sport » témoigne Lionel Busson. Petites lunettes, col V, le verbe riche, le jeune président est le garant du passé lointain et du futur proche. Pour le match face à Stratford, c’est le seul moment de l’année ou il s’immisce dans le sportif. « Ce match c’est un honneur. On choisit les joueurs qui feront partie du groupe selon plusieurs paramètres : le mérite, l’implication, l’ancienneté, le devenir, l’attachement au club… ».

Son alter ego « So british », Ken Holley, parle du même bonheur de partager cette coupe : « oui, c’est un honneur, c’est un match unique, une histoire d’amitié, c’est le rugby. Je l’ai joué et je viens ici depuis 1968, on ne sait pas vraiment pour quelles raison les deux clubs se sont choisis mais finalement le plus important c’est l’amitié… ». Peut-être parce que Stratford est un des plus vieux clubs anglais, créé en 1877, dans le cœur du rugby anglais à quelques miles de Rugby, là où tout a commencé…? A un contact personnel ? De toute façon, pour le septuagénaire président de Stratford, « jouer à paris c’est toujours formidable. C’est très dur de gagner et c’est un mérite. On préfère gagner mais comme je suis aussi membre à vie du Scuf, qui que ce soit qui gagne ce soir, je gagnerai. Mais je préfère gagner… ». Dr Ken Holley dont les discours fleuves et leurs durées supposées font l’objet, les lendemains de matchs, de paris organisés par les joueurs du Warwickshire lors du banquet de clôture.
Las pour l’ami anglais, ce jour, le score est cruel : 69-17. Les parisiens comptent désormais 20 victoires pour 2 nuls et 31 défaites. Comme dans toute famille, il faut bien tenir les comptes mais l’essentiel n’est pas là.

La ronde des hommes. Peter Macnaughton, 56 ans, écossais de Paris, arrivé au Scuf en 1978, n’est plus jamais reparti. Son fils joue même en équipe 1ère et entraîne les cadets. La fameuse filiation : « Quand on est joueur, on se le dit et c’est vrai que c’est impressionnant… mais quand on arrive vers 60 ans, c’est là que les valeurs et le côté historique se sentent le plus… se dire que l’on a été joueur, que l’on est papa de joueur et que peut-être dans quelques années grand-papa et que  les petits-enfants joueront peut-être ici aussi… c’est sympa…quand je jouais à 23 ans, j’étais avec des « vieux » dont les petits-fils seront ici demain à l’école de rugby..  c’est important, c’est une histoire de tradition, de culture… ». Si Macnaughton parle avec le cœur pendant que résonnent les « god save  the queen » et « swing low, sweet chariot »dans l’algeco, c’est qu’il connait toutes les facettes du rugby. Président du comité départemental de Paris, Vice Président du comité Ile de France,  il gère entre autres la détection des jeunes et possède un regard aiguisé de par son parcours et sa double appartenance.

« Bon, on ne va pas sortir les trucs des grands philosophes mais… aujourd’hui dans le rugby on est arrivé à un contexte super réglementé et le fait d’organiser un match c’est très compliqué… la Rose Cup nous permet de sortir de tout ça… et cela nous rappelle un peu le rugby de l’époque. Je ne dis pas que l’évolution n’aille pas dans le bon sens mais comme la société est devenue très règlementée, pour pousser en mêlée, il faut 17 diplômes, ici, en plus, on est situé dans un quartier chaud, alors la Rose Cup nous change complètement de notre quotidien… ». Des souvenirs d’un écossais jouant aux côté des français en terres anglaises ? « La tournée à la rigueur… si on ne revenait pas avec une bonne gueule de bois et quelques yeux aux beurre noir, je pense que quelque part, on avait loupé quelque chose. Et pour eux, c’est pareil ! ». Mais il y a aussi cet imprévu et attachant partenaire. « La 1ère fois où j’ai joué là-bas, sur le papier on était 15 ou 16 et une heure avant le coup d’envoi, on a constaté que l’on n’était que 14 en fait. Alors il y a un joueur de Stratford qui s’appelait Tony,- je me souviens très bien-, qui a joué avec nous et on a gagné 7 à 6, je crois qu’il a même marqué. On ne méritait pas la victoire, ça a été assez rugueux et Tony le « traitre » qui a joué avec nous a fait la fête toute la nuit. Le lendemain en faisant le décompte des maillots, le président s’aperçoit qu’il manque le numéro 14. Tony dit alors « ce n’est pas moi, ce n’est pas moi ». On l’a revu y’a 2 ans, on s’est reconnu, et je lui ai dit « mais le maillot tu l’avais bien gardé » et il m’a répondu « 32 ans après, je t’avoue que je l’ai bien gardé ».

La Rose Cup est ce prétexte, ce fil qui rappelle aux hommes , -comme l’a dit un jour Jean-Pierre Rives(5) -,  que quand il n’y a plus le ballon, il reste les hommes, leurs amitiés, leurs valeurs communes.
Et ce n’est pas « Manu » Motta qui contredira la sentence. Le talonneur de 33 ans vit désormais en Guadeloupe mais, pour ce match et ces amis qui cessent d’être joueurs, il a laissé tomber un voyage à Cuba pour se rendre à Paris. Une évidence. «  Ça me tenait à cœur d’être là, pour cet évènement incontournable parce que c’est un état d’esprit… le rugby c’est ça en fait, la rencontre avec des personnes, des amitiés qui se créent, et dans une vie il y a des moments importants à ne pas rater, peu importe les difficultés, il faut se dire, bon je viens je me fais plaisir à moi et je fais plaisir aux autres aussi.  Et puis comme cela fait plus de cent ans que ce rendez-vous existe, on se doit de faire bonne figure, pour les gens qui nous regardent et pour nos aïeux…Quand on sait que l’équipe est composée par le président, et que l’on aligne  les joueurs qui représentent le mieux l’esprit du club, c’est un véritable honneur d’être présent ». Au delà des générations, les joueurs tissent tous les mêmes liens.

L’an prochain, les scufistes iront à « Stratford-sur-Avon », la ville de William Shakespeare (6). Puis, ce sera à nouveau en France.

Il en sera ainsi peut-être un siècle encore ou tant que les hommes le voudront. Tant que ces hommes de rugby s’aimeront. Ces hommes si différents et pourtant si semblables. Qui eût cru en cette union si improbable ? Qui aurait imaginé cette indéfectible amitié entre anglais et français, hier célèbres, aujourd’hui anonymes ? Ces appelés de la fraternité, ces templiers résistent et défendent une certaine idée de la vie et de l’ovale dans une période charnière pour ce sport et nos sociétés : lorsque le groupe est décrié, l’individu encensé, les repères ancestraux reniés. Alors, puisque l’on peut prendre avec ces hommes le temps de l’amitié, et puisque la littérature n’est pas si loin, empruntons quelques vers à Aragon, qui dans  « la Rose et le Réséda » parlait d’une autre résistance. Rendons hommage à ces frères d’ovalie, à « Celui qui croyait au ciel / Celui qui n’y croyait pas / Tous les deux étaient fidèles / Des lèvres du coeur des bras / Et tous les deux disaient qu’elle / Vive et qui vivra verra …».
Alors que vive cette Rose Cup, qu’elle vive et le rugby verra. – S.L